Agota KRISTOF
« le matin, quand vous vous réveillerez, comptez votre argent, vos bijoux, rien ne manquera. Rien qu’un jour de votre vie. »
Chez moi.
Est-ce que ce sera dans cette vie ou dans une autre ?
Je rentrerai chez moi.
Dehors, les arbres hurleront, mais ils ne me feront plus peur, ni les nuages rouges, ni les lumières de la ville.
Je rentrerai chez moi, un chez moi que je n’ai jamais eu, ou trop loin pour que je m’en souvienne, parce qu’il n’était pas, pas vraiment chez moi, jamais.
Demain j’aurais ce chez moi, enfin. Un quartier pauvre, car comment devenir riche de rien, quand on vient d’ailleurs, de nulle part, et sans désir de devenir riche ?
Dans une grande ville, car les petites villes n’ont que quelques maisons de déshérités, seules les grandes villes possèdent des rues sombres à l’infini où se tapissent des êtres semblables à moi.
Dans ces rues, je marcherai vers ma maison.
Je marcherais dans ces rues fouettées par le vent, éclairées par la lune.
Des femmes obèses, prenant le frais, me regarderont passer sans rien dire. moi, je saluerai tout le monde, remplie de bonheur. Des enfants presque nus rouleront dans mes jambes. Je les soulèverai en souvenir des miens qui seront grands, riches, et heureux quelque part. je les caresserai, ces enfants de n’importe qui, et je leur offrirai des choses brillantes et rares. Je relèverai aussi l’homme ivre, tombé dans le ruisseau. Je consolerai la femme qui court, hurlant dans la nuit, j’écouterai ses souffrances, je la calmerai.
Arrivée chez moi, je serai fatiguée, je me coucherai sur le lit, n’importe quel lit, les rideaux flotteront comme flottent les nuages.
Ainsi le temps passera.
Et, sous mes paupières, passeront les images de ce rêve mauvais que fut ma vie.
Mais elles ne me feront plus mal.
Je serai chez moi, seule, vieille et heureuse.